Une petite annonce renvoie à un site web, une carte postale conduit à une vidéo, puis à un indice caché dans un lieu réel. Bienvenue dans l'«Alternate Reality Game», une folle chasse au trésor planétaire. Mais qui est derrière tout ça?
Par Marie LECHNER
vendredi 18 mars 2005 (Liberation - 06:00)
«19 mars, 12 h-13 h GMT. http://www.abbeyroad.co.uk/virtual_visit/webcam : demander Dinah.» L'adresse URL renvoie à une image de webcam pointant vers un carrefour sur Abbey Road à Londres. «Peut-être que ceci est le début du jeu ?», se réjouit PSH. «C'est presque certain, confirme Growfybruce. Nous avons désormais une heure, un lieu, un nom.» Sur le forum Unfiction, l'excitation est à son comble. Growfybruce dit qu'il n'habite pas loin et qu'il se rendra au rendez-vous samedi, SpaceXplorer aussi y sera et certainement beaucoup d'autres sur le Web, les yeux braqués sur les images de la webcam.
Depuis des mois des milliers de participants guettaient les premiers signes tangibles du nouvel ARG (alternate reality game) Perplex City. Un acronyme nerd pour désigner ces fictions immersives qui brouillent les frontières entre le monde réel et imaginaire, se déploient à la fois en ligne et dans la vraie vie, se propagent par tous les canaux : coups de fils anonymes, chasses aux trésors dans la ville, textos, dans les journaux, pubs télé, affiches, e-mails, sites Internet, etc.
Depuis le 17 février, des petites annonces sibyllines ont été distillées dans la presse internationale (dans USA Today, puis le 22 dans le New York Sun, le 23 dans le Times, le 28 dans le Sydney Daily Telegraph, le 2 mars dans le journal québécois la Presse, le 5 dans le Toronto Globe and Mail, le 8 dans le Los Angeles Times, le 14 sans le South China Morning Post). Toutes, quoique différentes, évoquent la disparition d'un mystérieux cube. Dans le LA Times, on pouvait lire par exemple «PERDU. Le Cube. Récompense offerte. Le Receda Cube est un artefact archéologique d'origine inconnue. Il a des propriétés scientifiques inhabituelles et a été largement étudié par l'Academy ces dernières années. Plusieurs groupes religieux et mystiques. www.perplexcity.com, sente@perplexcity.» Les internautes suivent de près ce compte à rebours, guettant les journaux, scannant et analysant les annonces, esquissant les premières hypothèses.
Ces jeux de pistes interactifs qui peuvent tenir en haleine des joueurs pendant des mois aux quatre coins du globe sont apparus dans la foulée de The Beast (Libération du 27 avril 2001) ou de I Love Bees. Toutes deux des créations d'Elan Lee (récompensé par le prix de l'innovation lors du Game Developers Choice Awards le 9 mars), assisté de l'écrivain de science-fiction canadien Sean Stewart.
En janvier 2001, l'équipe avait posé les prémices du genre en lançant dans le plus grand secret The Beast (1), un jeu qui a captivé plus de 3 millions d'internautes intrigués par un crédit suspect à la fin de la bande-annonce du film A.I. de Spielberg. De fil en aiguille, ils ont été embarqués dans une quête de plus en plus complexe avec un meurtre à résoudre, faisant intervenir un arsenal de pages Web, numéros de téléphone, fax, mail... «Nous réfléchissions à un jeu qui se fondrait dans votre vie», a déclaré Elan Lee, lors d'une convention dédiée aux ARG (1), quelque chose «qui vous interrompt au milieu d'une réunion de travail, vous envoie un e-mail d'origine bizarre, vous transmet des messages cryptés dans les sonneries de téléphones. Les gens passent leur journée cernés par un système qui leur donne l'impression d'être des agents secrets, des détectives de classe mondiale ou le gosse le plus cool du pâté de maisons» (1).
Opération marketing? Expansion des thèmes et de l'histoire d'A.I., The Beast a été conçu pour promouvoir le film de Spielberg, tout comme son successeur I Love Bees pour annoncer le jeu vidéo Halo 2, best-seller de la Xbox Microsoft. Quant à Microids, il s'apprête à lancer un ARG pour promouvoir son prochain jeu d'investigation, Still Life, à paraître en avril. D'où les suspicions. Les ARG ne sont-ils pas avant tout une opération marketing emberlificotée ? Les usagers, propagateurs malgré eux de la marque, ne sont pas dupes de ces stratégies virales mais ont tendance à passer outre, du moment que l'intrigue est de qualité. Par ailleurs, note Steve Peters, musicien de Las Vegas, fondateur en 2002 du réseau Alternate Reality Gaming Network consacré à l'actualité des ARG, «tous les grands succès ne faisaient jamais référence directement aux produits dont ils faisaient la promotion. Si c'était le cas, je pense que les joueurs les auraient délaissés». Peters précise que, depuis The Beast, une douzaine d'ARG ont bourgeonné, pas tous pilotés par des intérêts mercantiles : «Certains comme Lockjaw, Chasing the wish ou Acheron sont des jeux développés par des fans qui ont connu un certain succès. Même s'ils n'ont pas les gros budgets des précédents, ça ne les empêche pas d'être bien ficelés.» Ces jeux, s'ils ont attiré un nombre plus réduit de joueurs, ont servi d'entraînement à une génération de concepteurs qui tente de perpétuer le médium hors du sponsoring commercial. Les ARG ont également inspiré des grands éditeurs comme Electronic Arts avec Majestic, première tentative de créer un jeu de conspiration en ligne par abonnement qui utilisait des techniques similaires à The Beast, avec un palier supplémentaire dans l'intrusion : le joueur qui avait accepté de laisser ses coordonnées recevait des coups de fil et des fax qui lui étaient directement adressés. Une expérience ludique à la limite de la paranoïa, stoppée net après les attentats du 11 septembre. En France, c'est Eric Viennot qui a décliné le concept dans l'excellent In Memoriam.
«Ce qui rend les ARG uniques et addictifs, c'est que tout se passe en temps réel : les sites sont mis à jour, de nouvelles énigmes sont découvertes pendant que le jeu se déploie.» D'autant plus captivant quand ça se prolonge dans la vie réelle, souligne Peters, «qu'il faut décoller le cul de la chaise pour répondre à un coup de fil dans une cabine téléphonique, trouver un CD-Rom dissimulé quelque part dans la ville, ou recevoir un appel d'un personnage du jeu.»
Vrai coup de fil. C'est ce qui a fait le succès d'I Love Bees l'automne dernier. Dans le scénario, un site anodin consacré aux abeilles était parasité par une forme d'intelligence artificielle, appelée Melissa. L'entité donnait des indices aux joueurs en appelant au hasard 1 400 cabines téléphoniques dispersées aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Australie et en Nouvelle-Zélande. «On avait la localisation GPS de la cabine, quand le téléphone sonnait, il fallait donner le mot de passe pour faire avancer l'histoire, raconte Adrian Hon, 22 ans, étudiant en neurosciences à Oxford. Finalement, on a trouvé notre cabine sur Dean Street à Soho, une douzaine de personnes zonaient chaque jour à l'attente du fameux coup de fil.»
Conquis, Adrian s'est pris de passion pour ces jeux, à tel point qu'il a fini par laisser tomber sa thèse pour devenir lui-même concepteur d'ARG. Et pas n'importe lequel, puisque c'est lui qui tire les ficelles de Perplex City (lire ci-contre), un jeu sur lequel il travaille depuis un an. Le Puppet Master (surnom donné au concepteur de l'ombre) qui opère fait rare à visage découvert a essaimé les premiers indices de ce jeu très attendu, dont on ignore qui est le commanditaire. Le teasing a commencé en mars 2004 avec un pré-jeu intitulé Projet Syzygy. Le 15, une mystérieuse offre d'emploi affleurait dans les pages du quotidien britannique The Guardian. L'annonce débute comme une invitation «Avez vous jamais vu The Game avec Michael Douglas ? Le reste du message est un incompréhensible enchevêtrement de lettres : GC'VC MVCZOEBJ Z MLFAUCOCUK BCG OKAC LR JZFC. KLS AUZK CICVKGTCVC. MUSCQ QSVVLSBD KLS EB BCGQAZACVQ, FZJZXEBCQ, REUFQ, YLLHQ, IEDCL JZFCQ, IEZ OWO ZBD ZMVLQQ Z QAVZGUEBJ FZXC LR GCYQEOCQ soit GC'VC MVCZOEBJ Z MLFAUCOCUK BCG OKAC LR JZFC. Après un patient décryptage, les joueurs parviennent à la traduction suivante : «Nous créons un type de jeu radicalement nouveau que vous jouez partout. Des indices vous environnent dans les journaux, les magazines, les films, les livres, les jeux vidéos, via SMS et un dédale exponentiel de sites Web.» L'annonce se concluait par un encourageant «Vous avez passé le premier test, maintenant suivez le lapin blanc» et pointe vers un site, www.projectsyzygy.com. Cette première étape va révéler les grandes lignes de l'intrigue : «Projet Syzyvy serait un projet de recrutement mis en place par Sente, le maître de Perplex City et l'équipe de la Perplex City Academy pour retrouver un cube manquant. Un cube à la valeur inestimable qui serait une pierre d'angle de leur société», peut-on lire sur le Wiki (outil de publication collaboratif) consacré au jeu, qui fait régulièrement le point sur l'enquête. Sur Unfiction, le forum de référence, ils sont déjà des milliers à scruter le moindre indice, à livrer leurs analyses. Car ce type de jeu est social et collaboratif, fidèle à la nature de l'Internet. Peu de chance de réussir à débrouiller l'énigme tout seul. Des communautés se créent sur le réseau, les participants mettent leur énergie et leurs compétences en commun pour progresser dans l'enquête.
Cerveau collectif. En décembre, nouveau soubresaut qui fait grimper la fièvre. Des cartes postales ont été retrouvées à l'aéroport de Bologne en Italie, à Chapel Hill en Caroline-du-Nord, ou encore dans un Starbucks à Cambridge en Angleterre. Elles représentent une peinture de Perplex City la nuit, avec à son dos un message manuscrit de Sente, le maître de Perplex City, et l'adresse Web du site. A peine le temps de mettre le scan en ligne que le cerveau collectif commence son travail de fourmi, pour parvenir aux conclusions suivantes : certaines des fenêtres de l'immeuble représentées sur la carte sont allumées, d'autre non : un code binaire dont la traduction est «Hello world». Le drôle de graphique à la place du timbre est un sémacode qui, décrypté, donne l'adresse du site, etc. Parmi les mystères non élucidés, le chiffre 2210 qui apparaît en gros près de l'emplacement du timbre. Parmi les hypothèses, 2210 pourrait être une anagramme de 2012, l'année où Londres est candidate à l'organisation des Jeux olympiques. En fouinant sur le Web, certains ont découvert que la page consacrée aux JO a été créée par une compagnie de webdesign appelée Syzygy, simple coïncidence ?
Mi-février, c'est une vidéo qui est apparue sur le site, un road trip nocturne dans une grande ville, entrecoupé de titres de journaux associés à une date, celles de la publication des annonces sus-citées. Les joueurs ont trouvé où la vidéo a été filmée (dans le quartier de Shinjuku à Tokyo), sans savoir encore ce que ça signifie. Ils ont observé que cette vidéo avait été modifiée à trois reprises. La dernière modification opérée le 11 mars indiquait : «Now New York City» et «SE Fifth and 40 TH Alice». La localisation conduit à une bibliothèque. L'un des participants s'y rend, le mot Alice lui suggère d'aller regarder du côté de Lewis Carroll. Bonne intuition, puisqu'il découvre dans les cinq exemplaires d'Alice au pays des merveilles rangés sur les rayons une copie de la carte postale de Perplex City avec un Post-it collé dessus. Le message semble compléter celui paru dans le LA Times. En attendant le top départ, des armées d'internautes décortiquent les documents dont ils disposent déjà, en espérant que rien ne leur a échappé. Prochain rendez-vous donc, le samedi 19 mars à 12 heures. Les montres doivent être réglées sur le méridien de Greenwich.
(1) www.4orty2wo.com, www.seanstewart.org/beast/intro
(2) Cité par le magazine australien The Age: www.theage.com.au